Un dimanche midi comme tous les autres. Par cela j'entends une salle immense avec une table immense qui comporte une chaise à chaque coin. Et je n'exagère pas le moins du monde. Si toutes les personnes présentes tendaient les bras, elles ne pourraient quand même pas toucher leur voisin. Même pas du bout des doigts. Et l'ironie du sort, c'est que cette table de dix mètres de long ne compte que quatre personnes. Ma mère. Mon père. Mon frère et moi. Autrement dit, un dimanche midi comme tous les autres. Un dimanche midi où je cuve encore mon vin de la vielle pendant le seul repas familial hebdomadaire. Un dimanche midi que je passe à patouiller dans mon assiette pour faire croire à mes parents que je mange alors qu'une simple bouchée aurait pour effet de me faire dégueuler de plus belle. Un dimanche midi où j'essaie encore de me faire tout petit sans y parvenir. « Alors Keanu, qu'est-ce que tu as fait hier soir ? ». Une question à laquelle j'ai le droit chaque semaine. Ils savent pertinemment que je vais leur mentir, mais pourtant ils ne peuvent s'empêcher de me questionner.  « J'étais en soirée. ». Ce qui est la vérité, pour le moment en tout les cas. En même temps si je leur racontais que j'étais à l'église pour confesser mes péchés, je ne suis pas certain d'être très crédible. Ils savent que je vais leur raconter des bobards, mais quand même. J'ai une fierté. « Et pourquoi ta voiture n'est pas devant la maison ? ». Et voilà, on y arrive. Les mensonges commencent. « J'avais un peu trop bu, alors c'est un pote qui m'a ramené. ». Ce qui est bien trop raisonnable pour venir de moi. Mais que voulez-vous, mes parents pensent toujours que je suis récupérable. Autant leur donner cet espoir. Je me garderais bien de leur dire que j'ai pris le volant avec je ne sais combien de grammes dans le sang et que je me suis fait sucrer mon permis. Et ce qui me met les nerfs, c'est que je n'ai même pas dépassé la limitation de vitesse. J'ai suivi une voiture de flics pour être sur de la respecter. Ce n'est qu'à la fin de la route qu'ils m'ont arrêté pour me signaler que je les suivais depuis plusieurs minutes sans mes feux. Et là, ils m'ont fait soufflé dans un ballon. Enfin plusieurs, je n'ai pas réussi du premier coup. Et voilà, j'étais foutu. « Et puis, au lieu de te préoccuper de ce que je faisais hier soir, tu devrais plutôt te demander à quoi papa passait ton temps alors qu'il rentrait tard du bureau. ». J'appuie mes derniers mots en mimant des guillemets. C'est une supposition entièrement fausse. Mon père est fou amoureux de ma mère. Et quand il dit qu'il travaille tard, ce doit être l'un des seuls hommes qui sort cette excuse à dire la vérité. Il ne vit que pour ma mère, nous et son boulot. Mais ce n'est pas pour foutre la merde entre mes parents que j'ai dis ça. Absolument pas. Je sais très bien que ce n'est pas cette petite pique qui va mettre de l'huile sur le feu. Mais c'est suffisant pour qu'ils en oublient ma présence pour quelques secondes le temps que je prenne la porte en sifflotant. J'ai d'autres projets que de rester à table pour cette après-midi. Probablement pas de bons projets. Probablement que cela va m'apporter encore de nouveaux ennuis. Mais après tout, ils ont l'autre fils pour en être fière. Il faut bien qu'il y en ai un des deux qui leur en fasse voir des vertes et des pas mûres.

Un coup de feu. Mon monde s'est écroulé. Un coup de feu qui n'arrête pas de retentir en boucle depuis des jours à l'intérieur de mon crâne. Un coup de feu qui me hantera probablement toute ma vie. Ça aurait dû être moi dans cette boite aujourd'hui. Je voudrais que ce soit moi. Mais ce n'est pas moi. C'est lui. A cause de moi. A cause de moi, il va se faire bouffer par les asticots à l'intérieur de cette boite. Ils ont beau la décorer comme ils veulent. Ce sera toujours une boite pour moi, peu importe les fioritures qu'ils mettent autour. Une putain de saleté de boite. Comme celles que vous avez lorsque vous achetez vos chaussures. Sauf que là, c'est mon frère qui croupi à l'intérieur. On est tous là. Debout. Vêtus de noir. Le prêtre n'arrête pas de parler. Je ne comprends pas un mot de ce qu'il me dit. Il ne parle pas une langue étrangère. C'est simplement que ce coup de feu qui me hante à chaque minute couvre chacune de ses paroles. Coup de feu qui m'était destiné. Si seulement il n'était pas avec moi. Si seulement je n'en avais pas fait qu'à ma tête, comme à chaque fois. « Ce n'est pas ta faute. ». Phrase que ma mère n'arrête pas de me répéter depuis ce fameux soir. Je ne sais pas si elle y croit. En tous les cas, moi, je n'y crois pas. Mon père, lui, ne m'a pas adressé la parole depuis. Je sais que c'est de ma faute. Ayant perdu mon permis, c'est mon frère qui est venu me récupéré après les cours. Je m'entends encore l'entuber pour prendre le volant. Je me vois encore conduire sur cette route pour me rendre chez mon pote. Mon frère sur le siège passager. Je lui avais promis qu'on rentrerait avant que la nuit tombée. J'ai menti. Je ne sais pas dans quelles affaires mon pote trempait. De toute façon, ce n'est plus vraiment un ami. Plus du tout même. Je sais que ce que je faisais avec lui était de la rigolade comparé à ce dans quoi il mettait les pieds. Mais je m'en fichais. Parce qu'à cause de lui, mon frère n'est plus. Oui, c'est à cause de lui. Mais je ne suis pas pour autant innocent. Si je n'avais pas de telles fréquentations. Si je n'étais pas la personne que je suis. Mon frère serait toujours là. Quoi qu'il en soit, ce soir là, un mec s'est pointé avec un flingue. Tout s'est passé tellement vite. Puis ce coup de feu à retenti. Et mon frère s'est écroulé. C'est tout ce dont je me souviens. Ils disent que je souffre d'un choc post-traumatique. J'ai déjà entendu cette expression. Mais je ne sais même pas ce que ça veut dire. Et je m'en fou. Mes yeux se posent sur ce trou devant moi. Tout le monde me regarde. Je crois que je dois faire quelque chose. Ma mère me pousse en avant. Je ne pense pas devoir faire un discours. Je ne vois pas pourquoi je le devrais. Je suis perdu. Finalement, j'aperçois une motte de terre. Ça me revient maintenant. C'est à moi qu'incombe la tâche de jeter la première poignée. Je ne pense pas le mériter. Mais je m'exécute. J'en prend un peu dans ma main. Elle tremble. Je dois m'y reprendre à deux fois. Puis j’essarte mes doigts, et laisse la terre s'écouler sur le cercueil en contrebas. « Pardonne-moi... ». Je ne sais pas quoi dire d'autre. Je ne me vois pas lui dire que je suis désolé. C'est le cas, mais c'est un peu trop facile. Je ne me vois pas lui dire que je l'aime. C'est le cas. Mais je ne lui ai jamais dit, alors je trouve ça un peu hypocrite de le faire maintenant qu'il est six pieds sous terre. Alors je me fais une seule promesse. Celle de me reprendre en main. Celle de lui faire honneur.

J'ai tenu ma promesse. Plus ou moins. On va dire que j'ai tenu ma promesse selon mes critères. Sans grande surprise, je n'ai pas pu rattraper les dégâts que j'ai causé dans ma scolarité. Je n'ai donc pas eu mon diplôme. Mais mis à part ce petit détail, qui est plutôt un gros détail pour mes parents, je me suis plutôt bien repris en main. Je trouve. J'ai laissé derrière moi toutes mes anciennes fréquentations. J'ai repassé mon permis. Et je n'ai pas passé plus d'un mois en étant au chômage. Certes, j’enchaîne les petits boulots merdiques. Mais du boulot reste du boulot. En ce moment, je bosse dans la maison close du coin. Comme je disais, du boulot est du boulot. Donc pas de jugement. Tant que je n'ai pas à baisser le pantalons pour me faire du fric, ça me va. Je me contente de servir les verres. En parlant de servir des verres... « Tu m'offres quelque chose beau brun ? ». Le lève un sourcil. Mon éternel sourire au coin des lèvres. « Je t'offre même mon corps si tu veux ma belle. Mais pour ce soir, contentons nous d'une vodka tonic. ». Je lui serre sa boisson tout en essayant de paraître désintéressé. Non, je ne suis pas dans la même catégorie que les types qui fréquentent cette endroit à longueur de journée. Ce serait une insulte à ma personne. Je n'ai même pas l'habitude d'accepter les avances de qui que ce soit à l'intérieur de cet établissement. Mais avec elle, c'est différent. Elle est différente. Oui, je l'avoue, elle me plaît. Je ne sais pas si j'en suis amoureux, mais elle ne me laisse pas indifférent. Oxane. Mon petit rayon de soleil dans ce lieu de perversion. Si ce n'était pas pour elle, je crois que je ne travaillerais même plus ici. Ce monde, ce n'est pas mon monde. Je n'y suis pas à ma place. Mais je ne peux pas me résigner à partir. Pas tant qu'elle est là. Alors je reste. Un jour après l'autre. J'arrive. Je fais mon taf. Et je m'en vais. Espérant à chaque fois que le jour suivant sera différent du précédent. Mais c'est toujours la même chose. La même rengaine. Et comme tous les soirs, elle s'empare de son verre avant de se diriger vers l'un des nombreux hommes qui se trouvent en ce lieu. Et comme tous les soirs, mes poings se serrent en un geste incontrôlable. Avant de se relâcher quelques seconde plus tard. Et je reprends mon travail, comme si de rien n'était. Je ne sais pas trop ce que j'attends. Je ne veux même pas être avec elle. Pas comme ça. Pourtant, à chaque fois que je la vois aux bras d'un autre, sachant très bien ce qui va suivre, je n'ai qu'une envie : celui de lui foutre mon poing dans la gueule.