Un cri dans la nuit, non, plutôt des pleurs. C'est un son qu'on n'entend pas tellement dans une maison close, à part quand certaines filles sont au bout, qu'elles veulent tout plaquer et partir de cet endroit maudit. Sauf qu'elles ne partiront jamais, toi tu le sais bien. Tu es né ici, à la Rose Rouge, fameuse maison close de Saint Petersbourg. Une prostituée normale n'aurait jamais eu le droit de mettre son enfant au monde entres ces murs, mais ta mère n'était pas n'importe qui. Elle était l'une des plus anciennes de la maison, celle qui avait droit à tous les privilèges, celle qui s'occupait de former les plus jeunes. Ton père était un homme de passage, un grand homme d'affaires brésilien. Il a fait rêver ta mère, il lui parlait de son pays et lui offrait des cadeaux plus beaux les uns que les autres. Il avait promis de l'emmener avec elle, sous le soleil de l'Amérique du Sud. Mais ce salaud n'a pas tenu ses promesses et il est parti sans un mot, sans un regard en arrière pour ta mère. Après tout ce n'était qu'une putain, une putain qui se retrouva enceinte de toi, petit Kassian.
C'est difficile d'élever un enfant dans une maison close, encore plus quand celui-ci est du genre intenable et qu'il court partout. T'en a vu des choses, surtout quand tu restais cacher sous les lits alors que les filles était en plein travail. Mais ce que tu préférais le plus c'était les filles, elles étaient toujours gentilles avec toi, elles étaient un peu toutes tes mamans et toi t'étais l'enfant qui a grandi à la Rose Rouge, l'enfant qui se cachait sous les robes des filles quand tu faisais une bêtise, l'enfant qui jouait avec des soutiens-gorge et des culottes. Aujourd'hui quand tu te remémores ces souvenirs ça te fait sourire et pour rien au monde tu ne voudrais changer ton enfance. T'en a appris des choses, plus ou moins bonnes. Tu as fait des choix, plus ou moins bons aussi. Mais comme tu te dis souvent, ce sont parfois les mauvais choix qui font les plus belles histoires.
A l'adolescence tu as commencé à travailler comme serveur au bar de la maison, après tout fallait bien payer ton loyer comme tous les autres qui habitent ici. Ta mère qui se faisait vieille à décider de partir et s'est acheté une petite maison en ville, tu lui rends visite de temps en temps. Toi aussi tu pourrais partir, t'acheter un appartement, avoir un autre métier mais la Rose Rouge à une certaine emprise sur toi, après tout c'est l'endroit où tu as grandi, les gens qui y travaillent sont comme ta famille, c'est un peu ta maison.
Et depuis tu es ici, entres ces murs. Parfois invisibles, parfois trop visible. Les gens t'apprécient ou te déteste, peut importe. Le plus important c'est toi, ce que tu fais de ta vie et rien d'autre.