« Mère, Père, je vous présente Ania. » Je vois encore le regard que ma mère a posé sur mon amie. Cela fait dix ans que j’ai quitté ma famille à Kiev pour aller à St. Pétersbourg mais je connais encore toutes les mimiques de ma chère mère. Et je sais très bien à quelle question je dois m’attendre… Ania serre discrètement ma main, étant très nerveuse par ces présentations. « De quelle famille vient-elle mon fils? » Je ne supporte pas quand mon père parle d’une personne comme si cette dernière n’était pas là. Je caresse le dos de la main de ma chérie pour qu’elle se détente. Ces présentations sont loin d’être faciles. « Ses parents tiennent une fabrique d’huiles en Russie. Leur nom n’est pas connu mais ils ont de  grandes richesses. » Faux. Faux et re faux. Les parents d’Ania ne sont plus de ce monde. Son père s’est fait tirer dessus durant une émeute et sa mère, ancienne femme de ménage, est décédé d’un cancer lorsqu’elle n’était encore qu’une enfant. Je sais qu’il n’est pas correcte de mentir de la sorte mais je n’ai pas le choix. Cela fait dix ans que je vis avec Ania, il serait temps que mes parents la connaisse. « Et comment vous êtes vous rencontré Stanislas? » C’est la première fois depuis notre arrivée dans mon ancienne maison familiale que ma mère ouvre la bouche pour parler. Jusqu’à présent, elle s’était contentée de nous fixer de haut en bas et de juger les vêtements que porte ma future fiancée. Je jette un oeil à Ania avant de sourire amoureusement. « Lors d’une exposition. Ania se passionne également pour l’art et lorsque nous regards se sont croisés, j’ai su qu’elle serait la femme de ma vie. »

La vérité est bien différente…

J’ai dix neuf ans. Je viens d’arriver à St. Pétersbourg et c’est le dernier weekend avant la reprise des cours. Autant dire que je vais aller faire la fête avec mes deux compagnons de chambre de l’université. Ils sont d’ici, donc je les suis aveuglément dans la ville. Je suis émerveillé par tout ce que je vois. Maxim et Pavel me font passer de bar en bar, de boîte de nuit en boîte de nuit et lorsqu’on arrive au petit matin, j’ai la tête qui me tourne trop pour marcher droit. Nous sommes tous les trois hilares. Ils décident de m’emmener dans un dernier endroit avant qu’on rentre à l’université. Trop barbouillé pour comprendre où l’on rentre, je me retrouve rapidement dans une pièce sombre, uniquement illuminée de spots rouges et bleus. On s’asseye à une table et c’est là que j’ai vu Ania pour la première fois. Dans une maison close. La Rose Rouge est très réputée pour ses filles et avant que je ne me rende compte où nous nous trouvions, j’avais tout de suite craqué pour cette fille aux longues jambes et aux cheveux voluptueux. Elle était tout bonnement magnifique. Mais c’était une fille de joie et ça, je m’en suis rendu compte qu’au petit matin lorsque j’ai retrouvé une serviette imprimée de la maison close dans la poche de ma veste. Mais dessus… Il y avait un numéro. Celui d’Ania. Mes potes m’ont raconté toutes sortes de choses qui se sont passées là-bas, durant notre présence avec la jeune femme et apparemment elle ne s’occupait même pas de Maxim ou de Pavel. Juste de moi. C’est un peu flou dans ma tête. Quoi qu’il en soit, deux ans plus tard, après beaucoup de galères, j’ai réussi à faire sortir Ania de cette maison pour qu’elle puisse mener une vie normale et vivre avec moi.

« N’a-t-elle pas de langue? Tu ne cesses de parler à sa place. » Je lève les yeux au ciel, ce qui ne manque pas de faire rougir le visage de mon père. « Toujours ces mauvaises habitudes Stanislas. » « Ecoutez, on a traversé le pays entier pour venir vous voir alors la moindre des choses serait de… » « … me montrer où se trouve la cuisine. Je désire vous faire un petit dessert dont j’ai le secret. Stan en raffole. Enfin je veux dire, Stanislas en raffole. » Sauvée par ma propre future femme… Au mot « dessert » mon père semble se déconstiper et ma mère hoche la tête, contente de cette proposition. Ma mère est toujours partie du principe qu’une bonne femme à marier savait satisfaire les papilles de son mari.

Le soir même à l’hôtel, je me suis laissé tombé sur le lit, soufflant toute la frustration que j’ai retenu durant tout le repas que nous avons partagé avec mes parents. Ania a été exemplaire, bien que ce ne soit pas vraiment son environnement en temps normal. Face à moi, je l’observe en train de retirer sa robe et son corset. Elle est tout bonnement magnifique. « Tu veux un coup de main Stanislas? » Je grogne et ça la fait rire. « Ne commence pas à m’appeler comme ça, je t’en supplie mon coeur. » Elle rigole encore. Elle a le rire d’un enfant. Elle s’avance au pied du lit et grimpe dessus à quatre pattes, se plaçant au dessus de moi. Je souris malicieusement en caressant ses cuisses. Elle vient frôler mes lèvres avec les siennes, jouant avec mes nerfs. « Ce n’est pas tous les jours qu’un homme fortuné présente sa petite amie, ancienne pute, à ses parents. » Je la fait taire en l’embrassant tendrement.


« Ania… Veux-tu m’épouser? » J’ai un genou à terre, Ania est assise devant moi et heureusement qu’elle est dans cette position, sinon je pense qu’elle serait tombée à la renverse. Elle pose une main sur sa bouche grande ouverte, me fixant avec les larmes aux yeux. « Ne me dis pas qu’après dix ans tu es surprise que je te demande en mariage… » Elle ne dit rien, secouant simplement négativement la tête. Puis il repose sa main sur la mienne et referme l’écrin qui contient la bague de fiançailles que je lui offre. « Je ne peux pas. » Quoi? « Comment ça tu ne peux pas? Ania? ANIA! » Mais c’est trop tard, je ne vois même plus le pan de sa robe qu’elle s’est offerte avec ma carte de crédit. Elle est partie. Au bout de dix ans, elle a fui le pays.


« Attends, attends. Tu veux dire que tu vas devoir retourner à la Rose Rouge? » Je n’aurai jamais cru que les yeux de Maxim étaient capables de s’ouvrir aussi grands, pourtant c’est bien le cas. Il me fixe comme si je venais de lui annoncer que j’avais trouvé une cure contre le cancer. Pavel n’est pas encore là mais j’aimerais bien qu’il vienne me sauver au plus vite. « C’est bien ça. » Mon meilleur ami explose de rire et tape du poing sur la table, faisant renverser un peu de ma bière sur la vieille table en bois du bar. « Décidemment… T’as un truc pour les putes toi. » Je lui envoie mon regard le plus noir et je m’apprête à lui répondre lorsque Pavel, la troisième roue du carrosse comme on l’appelle, s’asseye à notre table. « Qu’est-ce que j’ai manqué? Wow. Pourquoi t’as l’air constipé comme ça vieux? » me demande-t-il les sourcils froncés. « Attends, il va t’expliquer. Tu vas ha-lu-ciner. » Je soupire, faisant tourner le liquide jaunâtre dans mon verre. « Alors? » « Putain… Vous êtes vraiment pénibles hein. »

Le soir même où Ania a refusé ma demandé en mariage et qu’elle a quitté la maison, je me suis retrouvé ici, dans ce bar. J’étais complètement désemparé et j’avais l’impression qu’on m’avait lâché un piano sur la tête tellement ça faisait mal. Je pensais pourtant qu’au bout de dix ans de relation, il serait temps de passer à l’étape supérieure même si Ania ne m’en avait jamais parlé. Je me rapproche de la trentaine et j’ai envie de me marier et d’avoir une famille. C’est normal non? Il faut croire que non… Bref. Après avoir bu un peu trop de liqueur, mon cerveau a commencé à s’embrumer. Une jeune femme a débarqué à côté de moi au bar et a commandé des boissons pour elle et ses copines. Elle était tout simplement magnifique. Ses jambes étaient aussi longues que celle d’Ania et elle avait un vrai visage de poupée. Je ne me rappelle pas trop ce qu’il s’est passé après ça. Tout ce dont je me souviens c’est qu’on a beaucoup parlé et que je l’ai ramené à un taxi. Sauf que lorsque je me suis réveillé le lendemain, on était chez moi et elle fuyait la chambre à coucher. Petit détail insolite; elle était habillée et moi aussi. Y a de quoi être troublé. Mais attends, encore plus troublant; elle portait la bague de fiançailles que j’avais offerte à Ania. Elle m’a assuré que je lui ai demandé en mariage mais que j’étais trop bourré pour m’en rappeler. Puis elle est partie.

« Wow… Mec… T’en as pas marre de voir les gonzesses fuir de chez toi? » Je vois Maxim donner un coup d’épaule à Pavel pour lui faire remarquer que c’était un peu déplacé de me dire ça. La blessure d’Ania est encore fraiche et je n’ai pas besoin qu’on me remue le couteau dans la plaie. « Attends la suite Pav’ t’es con des fois hein. »

Il s’avère que cette inconnue qui se prénomme Zelda travaille à la Rose Rouge. Je l’ai vue entrer dans le bâtiment avec un homme hier soir. Elle n’avait plus ma bague, du coup il faut que j’y retourne pour essayer de… Je sais pas… Récupérer ma bague quoi.

Pavel est sous le choc. Quant à Maxim, il se remet à rire. « Putain c’est pas drôle Max. » Il se bidonne en se tenant le ventre. C’est pathétique d’avoir des amis qui se moquent de vous même. « Attends, attends. Zelda c’est une pute? » « Une fille de joie Pavel. »« Et tu vas devoir retourner dans la maison close pour essayer de récupérer ton bijou de famille? Excuse moi du jeu de mots. » Je me frotte le visage, soupirant pour ne pas lui foutre un coup de poing en pleine mâchoire. Je me contente de hocher la tête et lui aussi se met à rire, se joignant à Maxim.« Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter des amis comme vous sérieusement… » Ils se regardent puis explosent une nouvelle fois de rire. Au bout de dix minutes, ils arrivent enfin à se calmer. Pavel se penche en avant et prend appui sur ses coudes. « Il faut que tu la séduises mec. C’est la meilleure solution pour que tu puisses récupérer la bague. » Je secoue la tête, exaspéré. « J’ai pas vraiment le temps pour ça. Et je préfère mettre mon argent ailleurs que pour payer une prostituée. » « Pas étonnant qu’Ania aie refusé ta demande en mariage… » « Pardon?! » Le sujet est encore sensible. Pavel lève ses mains en l’air, entre nous deux pour éviter que la discussion dégénère. « On se calme les gars. Vous êtes potes d’accord. Ce que Max veut dire c’est que t’as beau avoir sorti Ania du pétrin de la maison close, on ne peut pas dire que tu aurais été un mari exemplaire. Tu ne penses qu’à ton boulot et elle passait ses journées seule. » Je suis sur le cul. J’ai du mal à croire que c’est dix ans après qu’on me dit ce genres de choses. Je les regarde incrédules. « Elle n’était pas seule. »« Non tu as raison, elle avait ta chère carte de crédit, mais crois moi. T’as beau aimer une femme plus que tout, ce n’est pas ton argent qui fera son bonheur. » Venant de la part de deux éternels célibataires c’est quand même fort. Je secoue la tête et me lève. « Mais non… Pars pas mec. C’est bon… » Je jette un billet sur la table et quitte le bar.

Une fois à l’arrière de mon volant, je conduis directement en direction de La Rose Rouge. Pavel a raison, il faut que je la séduise. Sinon je ne récupérerait jamais mon bien.