Nos souffles témoignent d’une soirée chargée. Le visage de mon amant caché par l’oreiller me fait timidement sourire et j’en profite pour fixer le plafond blanc. Mon ventre se soulève au rythme de ma respiration et se sont finalement les doigts de l’homme caressant ma poitrine qui me sortent de mes songes. Inexorablement, je plonge mes yeux dans les siens. Il sourit. J’ai l’impression qu’il se sent bien, qu’il est monté suffisamment haut pour être terrassé l’espace de quelques heures. Ce n’est pas mon cas. J’ai connu des hommes. Beaucoup d’hommes. Et celui-ci ne fait pas partie de mes étalons favoris. Il est cependant adorable ; il a cherché à en savoir plus à mon sujet. Mais… que répondre ? Ma vie est si chaotique, si ravagée. Sans aucun sens. J’erre dans les sentiers d’une existence sans but. Qui suis-je ? J’ai perdu toute identité. Aujourd’hui, je ne suis que Katerina. Une fille banale, qui gagne sa vie dans les bras de personnes riches à en crever. Mes pensées m’encerclent. Mais un seul soupire les balaye. Je me redresse petit à petit et appuie mon dos nu contre la tête de lit. Mon client caresse mon ventre et embrasse incessamment mon épaule. Inutile de prendre la peine de le repousser ; je suis payée pour ça. ❝ Tu sais tout de moi… sur ma femme, mes enfants. Parle-moi de toi… ❞ Un long soupire s’échappe de mes lèvres. Je n’ai aucune envie de lui parler de ma vie, ni même d’y faire allusion. Que cherche-t-il ? Un moyen de constater que son existence n’est pas si déplorable qu’il ne l’aurait pensé ? Qu’il y a, sur cette Terre, d’autres âmes plus torturées ? D’un geste lent, mes doigts attrapent le drap et recouvrent ma poitrine. S’il désire m’écouter, j’aimerais qu’il ne regarde que mes yeux et non mon corps fraîchement sali par ses paumes puissantes et fermes. ❝ J’ai 24 ans. Ca fait trois ans que je suis à la rose rouge… et... je ne suis pas douée pour parler de moi. Je préfère qu’on en reste là ❞ Dans d’autres termes ; j’attends simplement qu’il paye afin que je puisse rentrer chez moi après cette journée bien chargée. Nous venons de passer trois heures ensemble. ❝ Tu as quelqu’un dans ta vie ? Pourquoi tu es travailles ici ? ❞ Ses questions m’agacent. Tout comme ses mains qui ne cessent de vagabonder contre ma peau. Je suis impuissante. Je subis mais ne prononce aucune exaspération. Alors je me concentre sur ses questions tandis que mes dents maltraitent ma lèvre inférieure. Les détails ne sont pas nécessaires. Monsieur devra certainement être satisfait et n’insister sous aucun prétexte. ❝ Vous croyez vraiment qu’un homme peut vouloir être avec moi ? ❞ Répondre à une question par une autre interrogation. Ça doit être ma plus grande spécialité. À vrai dire, cet homme n’a pas besoin de savoir ma vie. Tout comme il n’a pas besoin de savoir que j'ai fait de la prison.

Parfois, sans réellement t’en rendre compte, tu te plonges dans un passé qui t’a autrefois bousillé. Tu revois cet homme, frère de ton père. Personne de confiance. Tes parents t’ont d’ailleurs confié à lui parce qu’ils l’estimaient beaucoup et toi aussi, finalement. Hélas, dans tes souvenirs, il n’est qu’un enfoiré capable de brutaliser une enfant. Il te hurle dessus, il frappe ton doux visage en porcelaine, il abuse de toi, il te viol... Et toi, du haut de tes dix-huit ans, que fais-tu ? Tu cries, tu pleures. Mais rien n’y fait. Alors le courage t’assaille et tu empoignes un couteau suffisamment aiguisé pour lacérer son dos et perforer son cœur. Le sang coule abondamment sur tes doigts mais tu ne voies rien… aveuglée par tes larmes salées. Parce que certes, tu as vaincu… Mais tu as perdu toute ta dignité, tu as perdu ta virginité de façon indécente et répugnante. Sans vie. Tes genoux se retrouvent sur le carrelage rouge vif. Les voisins alertent la police et les sirènes stridentes annoncent leur arrivée. La porte s’ouvre brutalement et tu entends des ordres que tu ne daignes écouter. « DEBOUT ! LES MAINS DERRIÈRE LA TÊTE ! » Anéantie, tu te contrefous de ces types en uniforme. Mais leurs poignes fermes agrippent violemment tes poignets malgré tes mouvements fougueux pour te débattre. Inutile. Les menottes te retiennent et tu finis en taule pour quelques mois comme ton acte a été qualifié de légitime défense... Le temps te fuit et tu n’en as plus aucune notion. Lorsque tu quittes ces cellules ternes, tu essayes par tous les moyens de reconstruire un semblant de vie. Le métier de prostituée te tend les bras. En même temps, tu en connais beaucoup, toi, des jobs qui te proposent trois cents euros pour une heure de boulot ? Et jusqu’à mille euros pour quatre heures ? Alors ouais, t’es parfois forcée d’écarter les cuisses. Mais l’avantage, c’est que parfois tu peux te permettre de choisir tes clients.

❝ Hey ? Je suis certain que tu trouveras quelqu’un de bien… ❞ Mon amant tire le drap et sort du lit. Ses pas le guident jusqu’à son pantalon, il sort son portefeuille pour aller payer mes responsables qui me donneront mon salaire à la fin du mois et il me donne un petit pourboire. Je le regarde sans un bruit, dois-je lui dire merci ? Je n’en ai pas l’impression. Je lui ai donné du plaisir… alors cet argent me revient de droit. À mon tour, je me hisse hors de la couverture et cache mon corps de sous-vêtements. ❝ J’espère qu’on se reverra… Katerina. ❞ Ce soir, je rentre seule. Mes talons hauts claquent sur un sol dur et poussiéreux. Mes yeux se perdent dans une obscurité effrayante et seule la chaleur de mon petit cocon fut apte à me réchauffer un tant soit peu. Au loin, j’aperçois la silhouette d'un homme, « mon copain ». Il fume, perché sur le rebord de la fenêtre et comme d’habitude, je remarque la présence d’un verre de whisky. Quand arrêtera-t-il de boire ? Il m’insupporte. Pourtant, je l’aime. Il entend mon souffle et s’approche ainsi de moi avec un large sourire. Il titube. Il renverse la moitié du liquide alcoolisé. Ses bras entourent mes hanches et ses lèvres se pressent contre mes lèvres. ❝ Tu t'es encore fait sauter ? ❞ Il connaît mon métier, c'est lui qui m'a fait rentré dans la maison. Il connaît les conséquences et il accepte… quand l’alcool n’envahit pas ainsi ses veines. Alors son regard se durcit et sa violente poigne m’envoie valser contre le mur. Ça s’arrête là. Son regard exprime du dégoût. Il est amoureux de moi, je lui rapporte de l'argent mais il supporte de moins en moins de me voir coucher avec d'autres personnes que lui.

Seule, tes jambes remontent contre ta poitrine. Sans réellement t’en rendre compte, tes larmes se mettent à quitter tes yeux pour caresser tes joues. Cette situation te bouffe et tu as juste l’impression que la vie s’acharne contre toi. Tes espoirs de renaissance se brisent à chaque jour qui passe. Faut-il que tu t’accroches ? Tu doutes. Tu sombres. T’es seule.