Je ne sais par quoi commencer pour vous conter la vie que j'ai choisi d'avoir. Ma mère était britannique et elle rencontra mon père, un russe de la noble société, alors qu'elle était à Moscou pour affaire. Ils travaillaient dans la même boîte internationale, ce qui était une première à l'époque. Les choses allaient pour le mieux. Si bien même que ma mère démissionna pour s'installer avec mon père à Mourmanks. Lui n'avait pas besoin de ce salaire pour vive mais il gardait son poste haut gradé pour la fierté qu'il lui apportait et le respect qu'il imposait. C'était lui qui avait exigé de ma mère sa démission pour l'avoir totalement sous son emprise. Elle n'était pas des femmes les plus belles ni les plus riches mais elle avait ce petit truc qui fit que ce fut elle que mon père choisit. Ils ne se marièrent pas, allez savoir pourquoi, mais je n'en connus jamais la véritable raison.

Quand j'arrivai au monde en 1986, le couple battait de l'aile. Mon père n'était jamais là et en fier coureur de jupons, trompait ma mère et la dépression la guettait. Elle resta pourtant encore deux longues années auprès de mon père avant de repartir pour l'Angleterre, m'emportant avec elle. Il ne restait alors de mon père que son nom. Je sais aujourd'hui qu'il a entrepris de multiples recherches pour nous retrouver, ma mère et moi, mais qu'elle a tout fait pour brouiller les pistes. Je fus élevé dans un établissement privé, de l'école primaire jusqu'à mon diplôme, en pensionnat. Je ne voyais ma mère et sa famille que le week-end. D'un côté, cela m'arrangeait. Je n'aimais pas l'homme avec qui elle avait refait sa vie. Trop niais, je me disputais à longueur de journée avec lui, mieux valait que je ne sois que peu en contact avec lui. Et puis, à l'internat, c'était un peu comme ma seconde famille. Mes amis, mes premières découvertes et mes premières expériences, tout ceci a fondé ce que je suis aujourd'hui. En revanche, je peux assurer être clean à tout point de vue.

Diplôme en poche, je cherchais à présent un employeur prêt à me prendre. Et pourtant je ne trouvais rien. Comme si mes études n'avaient servi à rien. J'avais alors vingt six ans. J'avais fait huit années d'études pour rien. L'ethnologie n’embauchait pas. Et ce n'était pas faute de chercher un emploi dans ce domaine. Je décidai alors de quitter la ville dans laquelle j'avais passé la plupart de mon temps. Pendant un an, je vécus à Londres comme serveur/barman le soir. Le jour, je dormais et je me découvrais des passions. La photographie, la musique, l'écriture, entre autres. La veille de mes vingt-sept ans, mon contrat se terminait et j'avais suffisamment d'argent devant moi pour aller quelques temps à Mourmanks pour trouver mon père. C'était une idée qui m'avait toujours fasciné.

Une fois là bas, mes rêves tombèrent à l'eau. Il ne vivait plus à Mourmanks, personne n'avait même connaissance de son nom. Et je n'étais guère avancé avec une photo datant de 1985 ... Je pris alors un train pour Moscou et pendant plus de trois mois, je galérais à trouver sa piste. Elle me menait d'ailleurs jusqu'à Saint-Pétersbourg. C'était là bas qu'il avait pris sa retraite apparemment. Je m'installai dans un petit hôtel qui ne payait pas de mine et travaillai un peu la journée ou le soir selon le poste que je pouvais pouvoir. Tantôt photographe amateur, tantôt serveur, tantôt escort, je ne crachai sur rien qui pouvait me rapporter de l'argent. Le maigre salaire que m'avait apporté mon année de galère à Londres était épuisé, alors je faisais tout pour avoir un minimum de revenu. J'avais toujours vécu dans le luxe que nous payait le beau-père. Ici, je n'avais plus rien.

Pourtant je réussi à retrouver la trace de mon père. Il vivait dans une imposante maison avec une épouse et une fille. Nos retrouvailles furent froides. Certes, son épouse et ma ... demi-sœur, étaient au courant de la vie passée de mon père. Elles savaient que j'existais quelque part ailleurs. Mais mon père avait refait sa vie, il avait tiré un trait sur son passé et sur moi aussi, par la même occasion. Toutefois il accepta de m'héberger quelques temps, par pure bonté. Il se fichait bien de me connaitre. Ma demi-sœur, en revanche, était ravie d'avoir quelqu'un avec qui discuter. Je ne parlais pas bien le russe mais elle connaissait l'anglais excellemment bien, ce qui sauvait nos dialogues. On fut vite très proche et ma belle-mère m'adopta également. Il n'y avait que mon père qui restait en retrait.

Ma mère, à Bristol, prenait de mes nouvelles tous les jours. Je ne lui avais pas raconté ce que je fabriquais à Saint-Pétersbourg, ni que j'avais retrouvé mon père. Mais plus je le côtoyais, moins je l'appréciais. C'était un homme consumé par l'argent et le pouvoir, qui avait pris sa retraite plus tôt pour accroitre son image. Il jouait au poker le reste du temps, quand il ne le passait pas à essayer tout un tas de costumes.

C'est ma sœur qui m'apprit l'existence de la Rose Rouge alors que je cherchais un boulot. Elle avait vingt-cinq ans, trois ans de moins que moi, et ses études ne valaient rien. Mon père avait payé son diplôme, tout simplement. Alors qu'elle avait un boulot honorable en tant qu'avocate dans un beau bureau, elle n'avait pas de client. Elle travaillait alors là bas, à la Rose Rouge. Elle ne vendait pas son corps, elle était hôtesse là bas, dans le plus grand silence. Notre père n'en savait rien, sa mère non plus.

Pourquoi avais-je décidé de rester ? Je n'en savais rien et même encore aujourd'hui je me pose la question. La Russie ne m'apportait rien. Mais quoi qu'il en soit, j'avais trouvé un poste de photographe au sein de cet établissement. Il m'apportait un salaire et j'avais pu emménager dans un studio avec ma soeur. Nous quittions mon père et nous nous installions ensemble. Ma mère n'en savait rien, elle croyait que je travaillais comme ethnologue.

Aujourd'hui, j'ai reconstitué ma famille même si les deux bords n'en savent rien. Il n'y a que ma sœur, devenue ma confidente et ma plus fidèle alliée, qui sait tout de la situation. Nous vivons ensemble et nous sommes heureux. Nous avons un emploi, un salaire et suffisamment de dynamisme pour s'épanouir dans la vie. Nos caractères se ressemblent, c'est pourquoi le studio est un vrai bordel. Nous envisageons de prendre un colocataire pour pimenter notre vie. On se plait ici, tous les deux. On est uni et on s'amuse. Nous sommes jeunes, nous profitons de la vie. Et peu importe le reste.