Elle jeta un regard à la mer ; et encore une fois, se noya dans toutes ces couches de bleu. Comme autrefois. Tout en étant toujours assise sur ce rocher, sur cette falaise, elle avait eu l'impression que sa tête cognait le fond de l'océan, que ses oreilles sifflaient tellement fort que cela rendait tout les alentours silencieux. Elle ne rêvait pas. Elle divaguait seulement dans son imaginaire. Tout ce qui la préoccupe, toutes ses questions, tous ses doutes font comme un tourbillon. Ça tourne, ça chavire et ça vient s'écraser sur la plage, au milieu des algues et des cailloux. C'était l'ultime échappatoire, l’ultime bouffée d'air frais dans ses poumons, l'ultime délivrance. Dès qu'elle avait été en âge de galoper à toute allure, elle avait exploré sa ville, la zone industrielle, les rues , le port, et enfin, bien sûr la plage. Elle pouvait disparaître quelques heures les jours où il n'y avait pas d'école pour découvrir les moindres recoins de sa ville natale. User ses souliers, se servir de ses semelles de vent pour apaiser sa curiosité mais surtout, son émerveillement des choses les plus simples que la vie pouvait lui offrir. Elle était ainsi, Sven. Cela avait toujours été une gamine adorable, plutôt secrète et réservée mais avec cette étincelle qui picote dans ses yeux, l'air de dire « je suis aussi indomptable que les vagues ». Sa liberté comme seule revendication, depuis toujours, elle se surprenait à être nostalgique. Là, maintenant. Alors que demain elle partait pour Saint-Pétersbourg. C'était nécessaire, elle s'y était préparé depuis longtemps déjà, elle n'avait attendu que ça. Mais un étrange sentiment la prenait tout à coup, c'est pourquoi elle était venue se réfugier ici. Peut-être qu'elle n'était pas prête à partir, encore. Non. Il le fallait. Tout le monde attendait d'elle qu'elle réalise de grandes choses et elle, elle ne voulait que découvrir d'autres horizons et trouver sa voie, poursuivre son rêve. Elle avait beau aimer sa ville natale, elle n'avait pas envie de rester ici. Grandir, arrêter les études dès qu'elle s'éprendra d'un pseudo-marin avec qui elle se mariera, aura quatre enfants, les élevant seule pendant que son mari écumera toutes les mers d'Europe. Non, merci. Ce n'était pas pour elle. Le vent ramène des mèches de cheveux sur son visage, qu'elle se dépêche de ramener derrière son oreille. Des bruits de pas, une ombre derrière elle vient s'asseoir à ses côtés. « Bonsoir. » Elle ne l'a toujours pas regardé. Vieux frère. Il a beau être de trois ans son cadet, avec son air sérieux et ses vestes trop grandes, il en paraît trente de plus. Il est malentendant, depuis sa naissance mais ils n'avaient pas vraiment besoin de mot pour se parler. Même si ses appareils auditifs avaient tout de même rendu les choses plus faciles, quelques années après. Mais ils s'étaient bien débrouillés tout de même, des jeux de regards, les expressions, des gestes... tout chez lui était familier et donc, tout ceci allait lui manquer. « Je savais que je te trouverais là. » Sven ne dit toujours rien. La cruelle joue avec les nerfs de son frère. Elle sait à quel point le silence lui est insupportable, elle attend juste qu'il déballe ce qu'il a sur le cœur, elle a besoin de l'entendre... ensuite seulement, elle le rassurera comme toute grande sœur qui se respecte. « Je voulais juste te dire que t'allais me manquer. Enfin, voilà quoi. La maison va être un peu vide sans toi. J'ai pas trop l'habitude, tu sais, de m'exprimer comme ça. Mais peut-être que j'te l'ai pas assez dit. Donc j'voulais que tu t'en rappelles. Tu me connais, j'suis pas super doué pour les mots mais j'pensais que pour que tu penses toujours à nous, enfin à moi, j't'ai apporté un petit quelque chose. » Elle l'entend remuer près d'elle et c'est à ce moment qu'elle s'accorde un regard vers lui. Il sort de la poche intérieure de sa veste, un collier de perles nacrées. Elle va répliquer mais il la coupe avant. « C'est des fausses, je les ai trouvé au marché et leur couleur allait bien avec tes yeux. J'voudrais que tu le prennes. Juste... pour me faire plaisir tu vois. » C'est à Sven de rester muette comme une carpe. Elle prend la parure que son frère lui tend et en profite pour l'attirer vers elle dans une étreinte chaleureuse. Elle murmure un « merci » à son oreille, elle ne sait pas vraiment s'il l'a entendue mais quand il se lève un grand sourire illumine son visage. Cette vision réchauffe tout de suite le cœur de Sven. Ils rentrèrent ensemble dans la maison familiale, partagèrent avec leurs parents son dernier dîner ici, à Primorsk (il avait même annulé son entraînement rien que pour elle). Tout va bien, tout va très bien dans le meilleur des mondes. Demain était le commencement d'un nouveau chapitre.


Elle est en retard. C'est sûrement l'une des premières fois dans sa vie. Il paraît que c'était considéré comme à peu près normal et pardonnable qu'une femme soit en retard à son rencard. C'était peut-être compréhensible mais elle ne pouvait s'empêcher de se sentir nerveuse. Elle n'en avait pas fait des tonnes, au contraire, certaines mauvaises langues lui aurait reproché d'être venue à ce rencard comme elle allait au supermarché et elle se serait vexée. C'est sûr qu'on aurait pu faire mieux, un peu plus de rouge, un décolleté plus flatteur, des talons plus haut et un regard plus accentué. C'est vrai mais c'était loin d'être dans ses habitudes. Elle s'était maquillée, avait mis une robe, des talons dans lesquels elle était à peu près à l'aise. Elle n'avait pas voulu en faire trop mais elle aurait surtout incapable de faire plus. Elle n'avait jamais vécu ce genre d'occasions et n'avait pas de réelle amie ici, à qui elle aurait pu demander sans être mal-à-l'aise, un petit coup de main pour se préparer. Tout ça, c'était pour Igor. Rien que pour lui. Le jeune homme qui était entré dans sa vie, devant lequel elle avait baissé la garde sans vraiment faire attention. Une rencontre plutôt électrique mais il avait su s'accrocher et... peut-être qu'elle avait senti qu'il lui plairait. Parce que c'était exactement ce qui se passait en ce moment même. Elle l'avait dans la peau. Sans vraiment l'avoir voulu, sans chercher à se débarrasser de cette sensation non plus. Elle aimait comment il la regardait, lui parlait, la façon dont leur peau nue se frottaient à des moments sans qu'ils le veuillent créant un petit courant d'adrénaline dans tout son corps. Elle aimait simplement être avec lui, elle voulait en savoir plus sur ce jeune homme ne vivant que pour l'écriture et dont les yeux brillaient d'un éclat indescriptible. Il était plutôt secret. Mais elle aimait ça. Elle aimait ses secrets. Elle aimait le fait qu'il la courtisait galamment. Il n'était pas aussi maladroit qu'elle, à part à leur premier rendez-vous, et il était intéressant. Elle avait accepté de le revoir après le verre qu'elle lui avait promis. Sur le moment, elle n'avait pas réalisé. Pas réalisé qu'elle se lançait dans une aventure inconnue mais tout ces mystères, elle était prête à les débusquer un par un, surtout avec Igor. Cela faisait déjà un bon nombre de rendez-vous. Peut-être même qu'ils sortaient ensemble ? Ils s'étaient embrassés. Cela ne voulait sûrement rien dire. Ils n'avaient pas encore mis de mots sur ça. Il était quelqu'un dans sa vie, elle aimait passer du temps avec lui. Elle était parfois nerveuse quand elle avait l'impression qu'un courant plus qu'amical passait entre eux. Est-ce qu'il la désirait ? Est-ce que c'était un signe que leur relation évoluait dans un sens qu'elle ne contrôlerait bientôt plus ? Elle n'aurait pas su dire, ni s'avancer sur ce sujet. C'était l'une de ses premières relations, si on oubliait les quelques prétendants qu'elle avait à Primorsk. Elle était venue pour ses études mais apparemment, Cupidon avait également eu envie de s'en mêler. Est-ce qu'elle était amoureuse ? C'était fort probable. Elle n'était pas insensible à son grand sourire, ni à ses yeux chocolats ou même à la passion qui l'animait quand il parlait de ses études. La vérité était qu'elle n'était pas insensible à Igor Blatvenja, tout court. Finalement, elle arriva sur leur lieu de rendez-vous, son sourire habituel sur le visage. Il était là, lui aussi souriait. Les sourires d'Igor lui faisait penser aux fêtes foraines, sucré comme les barbe à papas, chaleureux comme la main protectrice qui prend la vôtre dans le train fantôme et il avait la vilaine habitude de la rendre toute chose. Aussi chamboulée et le cœur battant aussi vite qu'après un tour de montagnes russes. Elle le salua en lui collant deux bisous sur les joues et s'excusa maladroitement, ce qui le fit rire. Ils discutèrent de tout, de leur semaine respective, de la météo, de l'actualité internationale. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Ils finirent leur repas dans une bonne ambiance, elle avait eu du mal à finir tellement elle rigolait après qu'il lui ait raconté une anecdote sur son voisin à l'amphithéâtre, ils partagèrent la note parce qu'elle y tenait et finalement, sortirent du restaurant. Il ne se passait rien de vraiment spécial pendant leurs rendez-vous mais juste être avec lui suffisait à Sven. Elle essayait de paraître normale alors qu'il lui prenait la main. Son cœur ratait un battement pendant que leurs doigts s'entremêlaient. Ils marcheraient un peu, il lui expliquerait des choses sur Saint-Pétersbourg. Il allait la raccompagner chez elle mais aujourd'hui elle s'était promis de l'inviter à monter. Rien que pour lui faire découvrir son chez-elle. Elle lui demanda, en appréhendant sa réponse. Il accepta et elle n'en fut pas plus soulagée, étrangement. Elle savait parfaitement ce que cela allait entraîner et cela ne la dérangeait aucunement. Enfin c'est ce qu'elle pensait. Quand les choses s’accélèrent, elle fut soudain prise d'une certaine panique. Les baisers ardents d'Igor la brûlaient littéralement. Ses mains étaient pressantes mais ses gestes étaient incroyablement doux. Elle le désirait mais une force supérieure l'empêchait de savourer le moment, et au contraire, la laissait totalement submergée par la panique. Elle ne comprenait pas elle-même ce qui lui arrivait. C'était... psychologique. Elle rompit leur étreinte et s'écarta d'Igor. Elle ne parvint pas à soutenir son regard plein d'incompréhension et s'attendait déjà à devoir essayer de calmer sa colère. Seulement, rien de tout ça. Il se contenta de la prendre dans ses bras tandis qu'elle baissait la tête, gênée. C'était sûrement de sa faute. Elle s'imaginait déjà que le lendemain, elle trouverait un lit vide et qu'il ne la rappellerait plus. Ils prirent le petit-déjeuner et passèrent la journée ensemble.  


Sven est aujourd'hui une femme épanouie avec ne jolie bague au doigt et un sourire étincelant aux lèvres. Elle a réussi à se défaire de son blocage, en en parlant, tout simplement avec son fiancé. Elle avait eu cette peur de l'engagement de soi, comme ça. Ils avaient essayé de comprendre d'où cela venait et finalement en étaient venus à la conclusion que cela remontait à son enfance, ses coutumes. Dans sa ville natale, il y avait peu de monde. Quand on se mariait, c'était principalement pour la vie et l'acte sexuel était une des clauses de cet engagement. Igor avait su trouver les mots pour la rassurer. Il ne lui avait pas promis qu'ils seraient toujours ensemble ; elle ne l'aurait pas cru. Au contraire, il lui avait murmuré qu'elle était belle, qu'il l'aimait et qu'elle lui était précieuse. Ses mots sincères avaient suffi. Aussi innocents qu'ils soient, elle les gardait conservés dans sa mémoire. Au final, cela avait eu le mérite de tout mettre au clair. Ils se ressemblaient beaucoup au fond, leur soif de liberté se manifestait sous différentes formes mais le message était le même. C'est une jolie histoire entre eux, deux trouillards. Le stress de leurs examens respectifs passés, l'entrée dans la vie active, leur emménagement puis sa demande en mariage. Elle l'avait attendue. Maintes fois, elle s'était dit que peut-être qu'elle aurait l'audace de lui demander, afin d'inverser les rôles mais son côté vieux jeu ressortait et elle avait su attendre patiemment. Elle connaissait assez Igor (grâce à Brynja) pour connaître les raisons de ses délais interminables. C'était de l'histoire ancienne, tout ça, maintenant. Leur mariage n'était que dans un mois, sa famille était au courant, elle essayait d'organiser les préparatifs sans pour autant se laisser submerger par le perfectionnisme. Quelque chose la tracassait bien plus que la répétition du mariage ou la décoration : la nouvelle mission d'investigation d'Igor. Grâce à lui, elle savait que ce lieu existait bel et bien mais maintenant elle appréhendait ce qu'il allait se passer. Elle avait essayé de le dissuader d'enquêter mais elle savait aussi à quel point cela pouvait faire un bon article et unique, par dessus le marché. Cela pouvait jouer sur une carrière. Elle n'avait donc pas insisté mais l'air absent de son fiancé, la bouteille de whisky qui se vidait trop vite et ses absences prolongées la faisaient douter de plus en plus.