Aujourd’hui ma mère est morte. Mes yeux sont secs devant le cercueil qui s’enfonce sous terre. Je n’ai jamais aimé ma mère.  C’était une alcoolique superficielle, méprisante envers tout le monde.  Je crois que c’est un anévrisme qui l’a tué, ça fait 15 ans qu'on s'ignorait, je suis venue pour faire plaisir à ma tante. Elle non plus ne pleure pas. Nous sommes seulement cinq. La famille de mon père uniquement, celle de ma mère n’a jamais plus donné de nouvelle après notre déménagement. Mon père est déjà enterré, j’imagine qu’ils vont se retrouver au paradis des alcooliques pour pouvoir se taper dessus jusqu’à la fin des temps.
La main gantée de ma tante se pose sur mon bras, il est l’heure de partir. Cette formalité est finie, si ça n’avait pas été pour cette femme, je n’aurai pas quitté Saint Petersburg. Elle a toujours été plus maternelle que ma mère, plus affecté par mon sort, que son frère, mon père, ne l’était. Je ne lui ai jamais dit ce que je faisais réellement, elle me pense secrétaire et c’est très bien comme ça.

Je n’ai pas honte de mon métier, je dois être la pute la plus épanouie de ce côté du globe. Je n’ai pas peur d’appeler un chat un chat n’en déplaise aux plus prudes. Il y a dix ans que j’ai franchis la porte de la Rose Rouge, je le fais quasiment chaque jour dorénavant, tant que je serai désirable je continuerai. Il m'a offert une sorte de rédemption, il m'a permis de me reconstruire, de devenir la femme que je suis, oh bien entendu il y a des mauvais jours, mais il n'existe nul travail parfait. Et il est le seul qui permette par moment d'atteindre l'orgasme.

Ma tante démarre sa voiture, Moscou n’a pas changé, je n’aime pas revenir ici, trop de souvenirs y sont rattachés. Et même les bons prennent soudain une autre tournure. Depuis que j’ai croisé un fantôme. Je ne suis pas du genre à fuir, mais je l’ai fait.
Andreï n’est pourtant pas un mauvais souvenir, il ne m’a jamais fait de mal, c’est la vie qui nous a séparé, pas une trahison. Nous avons été les meilleurs amis du monde, avant d'être un charmant petit couple.

Lorsque je suis arrivée en Russie, à mon premier jour d’école dans ce collège étranger, il a été le premier à m’adresser la parole. On était sur la même longueur d’onde, il corrigeait mon russe parfois approximatif et je l’aidais en anglais. J’avais un problème avec l’autorité et le système scolaire  russe, je séchais souvent les cours, et mes parents s’en moquaient. Lui s'inquiétait.

Mais je n’ai jamais été une priorité pour mes parents, un poids, certainement. Mon enfance est plutôt chaotique, on a été obligé de déménager, ma tante nous a hébergé pendant longtemps. L’argent était un souci qui revenait dans toutes les conversations. Jamais je ne me suis plainte, ma tante est une femme très digne et elle m’a enseigné une leçon très importante, tu es ce que les autres voient, ce qu’ils croient, pas ce que tu es. J’étais fière, j’étais drôle, j’étais téméraire et j’étais maladroite. Je tombais souvent, en tout cas c’est ce que je disais quand un bleu venait orner ma peau, que l’un ou l’autre de mes parents avaient eu la main un peu lourde. Andreï ne posait pas de questions, et je lui en étais reconnaissante.
La première fois qu’on a arrêté de prétendre qu’on était de simples amis, c’est moi qui ai fait le premier pas. Je m’en souviens bien, on était un peu ivre, on avait acheté une bouteille de vodka et on s’était abrité dans une vieille baraque, surpris par une averse torrentielle. Ca n’a étonné que nous. On a eu notre première cuite ensemble, on a allumé notre première clope, on a découvert le sexe ensemble. On a été heureux, vraiment heureux, j’avais l’impression d’avoir un avenir avec lui.

Mais la réalité n’épargne pas les amoureux. Lorsqu’il est parti pour ses études de médecine, malgré les promesses, je savais. J’ai simplement souris. On appartenait plus au même monde, ça n’arriverait plus jamais, je l’ai laissé partir, parce qu’il le méritait, parce qu’il méritait mieux que d’être accroché à une fille sans avenir. Les premiers temps ont été durs, et puis j’ai décidé d’avancer. J’ai pris un job d’entraineuse dans une boîte de nuit de la ville, j’ai enchainé les aventures dans l’espoir de retrouver une connexion, mais  cela n’arriva pas. A cette période je fis la connaissance de Dima, le photographe qui m’initia au monde de l’érotisme. Je posais pour lui, comme ça,à côté de ce qu’il considérait comme son art, il devait bien manger et il me proposa de me payer en cash pour quelques clichés qui finissaient dans des magasines, je restais quasiment trois ans avec lui. Je n’ai jamais été amoureuse de Dima, pas plus qu’il ne l’était de moi, mais sexuellement on s’entendait parfaitement bien. Lorsqu’il me présenta un ami réalisateur, j’étais un peu réticente, mais l’attrait que ce milieu exerçait sur moi, abattis mes réserves, mais c’était un milieu gangréné par des réseaux de proxénétisme et par la mafia, et j’étais jeune et crédule. Et surtout j’en voulais plus, plus d’argent. Contre les conseils avisés de Dima, j’acceptais de nouveaux contrats.
J’avais échangé les coups de mon père pour ceux de petites frappes dans son genre. On m’obligea a me prostituer, je tombais en enfer, par excès de confiance. J’avais de l’argent, mais je ne valais plus rien, mon estime de moi en pris un coup. Lorsque le réseau fut démantelé, j’avais 25 ans, j’étais paumée, et j’avais l’impression d’avoir déjà trop vécut. J’étais à Saint Petersburg, et je ne savais faire qu’une seule chose, je frappais à la porte de la plus réputé des maisons closes.
Je m’y reconstruisis, je n’ai jamais parlé de mon passé à personne. Seul Dima qui est resté un très bon ami est au courant, je pose encore pour lui parfois, il a gagné une certaine réputation à l’international. Je me suis fais à cette vie,  je m’assume parfaitement et je gagne assez pour envoyer un peu d’argent à ma tante.

Celle-ci arrête la voiture, je réalise que je me suis assoupie. « Tu es heureuse, Knopka ? » Je lui sourie, ma vie me convient, je ne cours pas après le bonheur. Je suis ce que je suis, et tout irait parfaitement bien, si je n’avais pas croisé un regard bleu venu d’un autre temps. Qu’est ce qu’il pouvait bien faire dans cet endroit. Est-ce que je pourrai survivre à une confrontation avec lui, qui a sans doute tout, à moi, fille de rien, pute parmi les autres.
Je monte dans le train, et fais signe à ma tante, et je réalise qu’il n’est qu’un homme, un homme comme les autres qui vient chercher, comme les autres les bras d’une fille a qui il ne devra aucun compte, c’est parce que je l’ai idéalisé, j’ai idéalisé le petit ami qu’il était pour en faire une figure quasiment sacré, et cette figure n’avait rien à faire dans un bordel. Mais le temps a passé. Ma réaction était puérile, je le réalise et pourtant malgré tout cela, rien ne sera facile je le pressens.